C’est le hasard de la lecture qui a fait que je rencontre, en même temps, deux romans attachants qui de prime abord, excepté le fait de leur statut « d’objet littéraire », n’ont rien de commun. Et je le confirme, le premier vient à peine de sortir, premier roman d’un jeune auteur tunisien, récompensé par le prix Comar de la découverte; et le second, sorti en 1976 (plus de trente ans déjà!) est l’œuvre d’un auteur prolifique, réputé et consacré entres autres par le prix Goncourt pour « La Nuit Sacrée » en 1987.

Visages de Mohamed Bouamoud est un récit réaliste. La réclusion solitaire de Tahar ben Jalloun est plutôt un récit poétique et métaphorique. Et l’un et l’autre racontent en substance, la solitude, la perdition de l’être et l’absurdité de la vie.

Je ne reviendrai pas sur le roman de Tahar Ben Jalloun que je recommande à tout lecteur qui aime le déferlement des mots, l’écriture en vers, la verve hybride. Je ne reviendrai pas non plus sur la puissance poétique et discursive d’un auteur que je redécouvre si talentueux, poète et parfaitement au clair de ses idées, des tenants et des aboutissements de ses opinions et des valeurs qu’il défend.

Je souhaite plutôt vous parler de Visages de Mohamed Bouamoud. Récit réaliste, ai-je dit, porté par un style alerte, rythmé, simple et souvent décalé. Un style nourri d’un humour sain, rafraîchissant et tendre. Un humour qui ne manque ni d’âme ni de courage.

Le roman raconte l’histoire de Dhahbi Boujemaâ, ouvrier aux écritures, qui prend part, sans s’en apercevoir et encore moins en mesurer les conséquences, à la crise qui opposa, au milieu des années 70, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens aux autorités locales. Et il sera du mauvais côté: celui des mouchards, des vendus, des traîtres.

Dhahbi est le rejeton de Radhouane, le plus grand serrurier que Tunis eût jamais connu, alcoolique, marié à quarante neuf ans à une femme, de quarante cinq ans, qu’il n’a ni choisie ni aimée,  Soussia, qui accoucha de ce misérable prématuré : « Une nullité. Tout juste un crachat bavé un soir de grande saoulerie entre les jambes d’une femelle très assoiffée de vie, elle qui n’y croyait plus», devenu au fil des années de misère et d’abandon affectifs:: « Coupable d’être né. Coupable d’être venu à la vie. Coupable de s’être accroché à la vie. Coupable d’avoir un peu trop espéré de la vie. Coupable d’être sans l’être tout à fait un homme parmi les hommes. L’ombre des hommes. Un rien. »

Dans la dernière page de son roman, La réclusion solitaire, Tahar ben Jalloun récapitule le parcours de son héros, un travailleur immigré sans nom et sans visage, amoureux de l’image d’une femme née du rêve et de l’absence: « Tu vois? Je vais te dessiner l’itinéraire d’un expatrié: misère locale – passeport – corruption – humiliation – visite médicale – office de l’immigration – voyage – longue traversée – logement de hasard – travail – métro – la malle – la masturbation – la foudre – l’accident – l’hôpital ou le cimetière – le mandat – les vacances – les illusions – le retour – la douane – l’hôpital – la mort – l’accident – la masturbation – la putain – la chaude pisse – le métro – des images – des images… »

Alors paraphrasons Ben Jalloun et récapitulons le parcours de Dhahbi: journée de chien – mise à pied – oisiveté – taverne des dockers – lablabi à la rue Charles de Gaulle – rencontre avec une chatte Hayet qu’il adopte – appartement qui pue le renfermé – Bar L’univers – la putain – bières – lablabi – café express – Hayet – casino – la putain – mobilier et matériel de bureau – moquerie – mépris –des images – Bar L’univers – oisiveté – taverne des dockers – lablabi – Hayet – la liste des fouteurs de troubles, les grévistes – agression – lynchage – honte – mise en quarantaine – maladie de Hayet – des images – grève générale – mort de Hayet – meurtre – des images…

Cette descente aux enfers, Mohamed Bouamoud la raconte avec précision, en nommant les lieux, les objets, en scrutant les détails et en les enrobant d’un humour particulier qui fait la force d’un récit poignant. Cet humour me plaît, moi qui n’aime pas le cynisme et l’ironie. Oui, il faudrait souligner cet humour aux amarres existentialistes, d’un tendre humanisme, débarrassé de toute extériorité condescendante. Je crois que Mohamed Bouamoud aurait pu dire JE à la place de Dhahbi, tant il sent son désarroi, compatit pour ses faiblesses et comprend profondément ce malentendu existentiel qui fait qu’on ait une vie de chien, une chienne de vie.

Oui, c’est de l’humour humaniste. Ce n’est pas de l’ironie. Car celle-ci est souvent une stratégie, un système, une doctrine: « l’ironie est surtout un jeu de l’esprit. L’humour serait un jeu du cœur, un jeu de sensibilité » disait Jules Renard. L’humour pardonne et comprend, là où l’ironie méprise et condamne. Pour cette raison, Visages de Mohamed Bouamoud est un texte précieux car fait d’amitié, de complicité, de tendresse et parfois d’une saine révolte. On rit de ce qui fait mal. Sans dédain, par compassion ou par refus. Une manière de relever ( élever) ceux qui tombent.

J’ai apprécié pleinement ce récit, j’ai aimé Dhahbi, j’ai senti une profonde amitié pour l’auteur. J’ai cependant eu une petite déception: je n’ai pas compris, ni adhéré à la sanction qu’il lui inflige à la fin. Ai-je trop aimé Dhabi? Est-ce Bouamoud qui n’a pas été jusqu’au bout de sa promesse de renverser, par son humour humaniste et existentiel, l’ordre établi, les idées et les valeurs dominantes?

Gardons à l’actif de ce roman bien senti, de cet auteur à découvrir et à apprécier, qu’il ne ri pas des autres, qu’il ne les sous-estime jamais et qu’il ne souffre nullement de la méprise des vrais valeurs. Vivant et scrutant le monde du bon côté ( la posture est toujours essentielle), c’est de l’imbécilité, de la méchanceté, du ridicule, de l’absurdité inhérents à la vie elle-même qu’il se moque. Souvent avec brio, toujours avec l’intelligence de l’esprit et du cœur. A lire absolument.